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Décidé à prendre le climat politique de la ville, après les tragiques événements du pont Barbier et la mise à sac de l’hôtel du prince Volterra, le comte de Nissac, en son habit de jésuite, n’attendit pas plus d’une heure ou deux avant de quitter son repaire de la rue du Bout du Monde.

La rumeur allait bon train, déformée comme il est de coutume. Ici, on prétendait que l’armée du prince de Condé, rien de moins, avait pillé l’hôtel Volterra. Là, on affirmait, péremptoire, que « le Mazarin » avait lancé des barges chargées de pierres contre les piliers de bois du pont Barbier afin d’emporter l’ouvrage. Partout, on évoquait avec grande frayeur le fait que les assaillants, d’une folle audace et presque invincibles, masquaient le bas de leurs visages de foulards rouges et le comte songea qu’il faudrait utiliser de nouveau ce signe qui forçait le respect et engendrait la crainte.

Dans tous les cas, on prêtait aux loyalistes des moyens dont ils ne disposaient guère mais le comte se garda bien d’intervenir car tout ce qui mettait en valeur l’armée royale contribuait à démoraliser le camp de la Fronde.

Le comte marchait depuis un certain temps déjà, au gré de sa fantaisie. Du moins le crut-il jusqu’à l’instant où il s’aperçut que de fantaisie, il n’en était point, et pas davantage de hasard, puisqu’il se trouvait rue Neuve-Saint-Merry.

Il sourit, émerveillé. Que la pensée qu’on ne maîtrise point, la pensée sauvage, en quelque sorte ; à moins que ce ne soit l’instinct, celui de l’animal qui fut blessé et se souvient de l’endroit où on le recueillit pour le soigner et l’abriter ; ou encore mille autres raisons qui vous échappent pour mener à l’essentiel, là où votre cœur a fait étape et votre âme s’est ancrée : voilà qui le laissait rêveur.

Il hésita. Son habit, cette soutane noire au col sévère, ce chapeau du plus haut ridicule, risquaient de surprendre et d’amuser défavorablement. Mais, d’un autre côté, se trouver devant la porte de Mathilde de Santheuil et n’y point frapper, c’était fournir là matière à regrets ultérieurs.

Il hésitait encore lorsqu’une forte main se posa sur son épaule tandis qu’une voix froide lançait :

— Il n’est point de sacrements à administrer en cette maison, ni de démon à chasser les mains étendues pour l’exorcisme. On n’y signale point non plus de naissance.

Nissac se retourna et découvrit Joseph et son commis qui avaient traversé la rue depuis les « Armes de Saint-Merry » et tenaient discrètement coutelas et poignard pointés en sa direction.

Si le comte parvint à masquer sa surprise, en raison qu’il détestait afficher ses sentiments, Joseph n’était point tenu à pareil pacte et ne dissimula pas son étonnement :

— Monsieur le comte !… Si je m’attendais !…

— Je ne suis que jésuite, et point comte.

Joseph lui adressa un regard rusé et baissa la voix :

— Je songeais à vous. Ah, je ne sais pourquoi l’attaque du palais Volterra et la poursuite sur le pont Barbier m’amenèrent à telle pensée.

Le comte, bien qu’il se sût découvert et ne craignît point d’être trahi, fit une réponse en demi-teinte :

— Voilà en effet étrange détour de l’esprit, mon fils. Il faudra bien, un jour, que je vous confesse.

Le visage de Joseph s’assombrit.

— Le plus tard sera le mieux ; monseigneur, je n’ai point toujours été l’homme que je suis aujourd’hui.

Sur quoi il s’éloigna, la tête basse, son commis dans son sillage.

Le comte, un instant, le suivit du regard, se demandant quel drame, si ce n’est la mort de ses enfants, avait brisé cet homme.

Puis il se retourna et frappa à la porte de Mathilde.

Elle ouvrit presque aussitôt et resta pétrifiée, les yeux arrondis, la bouche mi-ouverte. Nissac affecta un air pénétré :

— Inversant les rôles, il faut, ma fille, que je me confesse à vous : en un mot, madame, vous me manquiez déjà.

Hésitant entre le rire, car le comte lui semblait irrésistible en jésuite, et les larmes, car il ne lui avait jamais encore adressé compliment si direct, elle songea qu’il était bien dommage qu’elle fût trop honnête pour feindre l’évanouissement.

Ils marchaient côte à côte dans la ville fiévreuse.

Impuissants, ils virent pendre un homme par la populace. Le malheureux, la corde au cou, protestait de son innocence avec des accents de vérité qui ne trompent pas, sauf ceux qui ont décidé de se laisser abuser. On jeta la corde au-dessus d’une branche, attacha l’extrémité à la selle d’un cheval puis, fouettant celui-ci qui s’élança, on vit le corps de l’homme s’élever et s’agiter en tous sens quelques instants sous les cris des habitants de la rue Palmail qui ne se tenaient plus de joie, hurlant « À mort les Mazarins ! »

Le comte serra la main de Mathilde de Santheuil et cette étrange vision d’un ecclésiastique si familier avec une jolie jeune femme troubla un bourgeois qui n’osa point, cependant, demander d’explication tant le regard de Nissac, brusquement posé sur lui, le glaçait.

Partout, des agitateurs et des espions apostrophaient le peuple. On buvait beaucoup, monsieur le coadjuteur, pour soigner sa popularité, ayant fait mettre des tonneaux en perce afin qu’on bût à sa santé et à la mort de Mazarin !

À Saint-Gervais, un groupe d’excités poussant une brouette arriva bruyamment, précédé d’un curé fanatique.

Sous les yeux du comte et de Mathilde, on renversa la brouette. Des ossements et un crâne roulèrent, tandis que le prêtre aspergeait d’eau bénite les pauvres restes déterrés de ce protestant mort depuis cinq ans sans renier sa foi.

La promenade tourna court avec cette scène écœurante et, sur le chemin du retour, Nissac et Mathilde de Santheuil parlèrent peu, tous deux blessés en l’espoir qu’ils plaçaient dans l’avenir de l’humanité.

Ils se quittèrent rapidement, sur cette note triste, la jeune femme lui recommandant d’être prudent.

À peine eut-il refermé la porte qu’il faillit revenir sur ses pas, bouleversé à l’idée que Mathilde allait rester seule et peut-être malheureuse, mais il se ravisa car son devoir, hélas, l’appelait ailleurs.

La soirée, il le savait, serait mouvementée et il n’aurait pas tous ses hommes. En effet, le général des jésuites avait informé Nissac qu’il lui serait sans doute utile, en un proche avenir, de connaître les plans fort complexes des carrières et souterrains de Paris. À cet effet, le comte avait délégué Florenty à Notre-Dame afin qu’il fût instruit des secrets des sous-sols de la capitale. Choix judicieux car, habitué à courir les chemins, le faux saunier se repérait mieux que tout autre et apprenait vite.

Le comte hâta le pas.

Rue du Bout du Monde, Jérôme de Galand, lieutenant criminel du Châtelet, l’attendait en compagnie d’un poissonnier qui déplaçait ses bourriches sur une voiture à bras.

Nissac fut surpris mais ne le montra guère. Au reste, l’air grave du lieutenant de police l’avait alerté.

Le policier le salua brièvement puis, sans un mot, ôta les couvercles des quatre bourriches. Maîtrisant un mouvement de recul, Nissac reconnut les quatre têtes coupées des fidèles archers du lieutenant de police.

Il alla droit au but :

— Ce qui signifie ?

— Un avertissement. Il y a eu un nouveau crime. Le cercueil de verre, l’habituel rituel. Trop tard, je n’ai vu que de pauvres os calcinés. La poix, les flammes, tout ce que vous savez déjà.

Le lieutenant de police criminelle avait les traits tirés. Il parut au comte brusquement vieilli. Cependant, il sembla à Nissac qu’une question restait à poser :

— Un instant. Pour ces gens-là, le danger, c’est vous. Pourquoi n’est-ce point votre tête qui se trouve en ces paniers ?

Le lieutenant de police criminelle eut un pâle sourire.

— C’est que moi, après trente ans de police, j’ai de nombreux amis. Toujours très proches.

Nissac suivit son regard. Un mendiant édenté lui sourit mais écarta son droguet rapiécé pour laisser apparaître une longue lame. Un crocheteur haut d’une toise lui adressa un signe, et pareillement un charretier, un homme qui semblait bouvier, d’autres encore et tous, en l’intérieur de leur habit, tenaient prêts poignards ou pistolets.

Le comte approuva d’un signe bref, pressé de rentrer pour profiter de quelques heures de sommeil avant une nuit qu’il devinait longue.

Cependant, le lieutenant de police criminelle le retint :

— Sortirez-vous ce soir, monsieur le comte ?

— C’est possible, en effet.

— En quel quartier ?

— Promenade sur la rivière de Seine.

— Au pont Barbier ? demanda le policier avec un sourire.

— Ce pont n’était point sûr ! répondit Nissac, imperturbable.

Sans même s’en rendre compte, le lieutenant de police criminelle baissa la voix :

— Cette nuit, sur la rivière de Seine, double barrage. La Fronde, tout d’abord, et peu ensuite, un autre de l’armée de monsieur le prince de Condé.

— Merci. Nous ferons comme il convient.

Les foulards rouges
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